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Initiation à la grammaire du langage filmé
LIGNE D'INTÉRÊT
Publié le 10/03/20
Rédigé par Marc Salama
La fluidité est la première qualité d’un montage, il faut que cela coule de source, pourrait-on dire… L’enchaînement des plans d’une séquence utilise quasi systématiquement le changement de valeur de plan mais on peut aussi jouer sur la transgression, la direction du mouvement. Passage en revue des règles et du vocabulaire de narration du langage filmé….
Quelques règles de géométrie appliquée sont apparues avec les premiers montages de films dès la naissance du Septième Art. Certaines coupes au montage semblaient plus logiques et surtout moins visibles, et permettaient de garder l’attention sur le sujet et le dialogue sans perturbation visuelle. Avec les progrès du tournage et du montage des années numériques, ce qui était le « truc secret » de quelques réalisateurs et techniciens, est devenu la base de la syntaxe du langage filmé.
La fluidité est la première qualité d’un montage, il faut que cela coule de source, pourrait-on dire… L’enchaînement des plans d’une séquence utilise quasi systématiquement le changement de valeur de plan d’une coupe à l’autre pour cette raison. En passant d’un point de vue large à un autre plus serré et inversement, on dynamise le montage et on raconte son histoire sans heurt visuel, alors que le montage plan sur plan (même valeur) sur un même sujet, ou objet, en dehors de l’effet de style YouTube, est ressenti comme un défaut au montage à l’intérieur d’une narration. Pour éviter cela, il faut faciliter la perception du cerveau pour faire passer l’histoire. Le montage, c’est donc déjà du trucage, dont le premier truc est l’ellipse, le saut dans le temps qui permet de passer d’une péripétie (séquence) à l’autre, sans attendre comme dans la vie réelle. Le cerveau admet parfaitement ce type de coupe temporelle, qui répond à son impatience naturelle de connaître la suite de l’histoire. Personne n’aime attendre…
La ligne d’intérêt et la transgression
Le deuxième truc qui facilite la « lecture » du montage est la règle de la ligne d’intérêt à utiliser au moment de la prise de vue. Cette ligne a son application dans les dialogues de fiction, les matchs de sport, les talk-show/magazines TV, le reportage, le documentaire. C’est une règle facile à comprendre, et que l’on garde à l’esprit pendant le tournage pour éviter les problèmes de mauvais raccord de regard, ou de direction contradictoire de l’action dans le cadre. Cette règle stipule qu’une fois la direction des regards établis entre deux comédiens, cette ligne d’intérêt relie les deux sujets et détermine le placement des caméras qui doivent toutes se trouver d’un seul côté de la ligne, quelles que soient les valeurs des plans.
Les changements d’axes, pour un champ-contrechamp, doivent donc s’opérer sur un demi-cercle du côté choisi pour filmer, et seulement celui-ci. Cette ligne d’intérêt qui se crée entre deux ou plusieurs sujets, devient la référence pour le placement des caméras, si une des caméras transgresse, alors les directions de regards s’inversent et deux personnes supposées se regarder, au montage, regardent toutes deux dans la même direction… Ce qui signifie qu’elles regardent toutes deux un tiers qu’on ne voit pas. Cela peut être ballot au montage…
La direction du mouvement comme ligne d’intérêt
Cette ligne d’intérêt créée par les regards se transpose dans la direction du mouvement général d’une action dans l’image. Le meilleur exemple est le match où deux équipes s’affrontent. Pendant l’attaque de l’équipe A, la direction générale est donnée par le mouvement de l’attaque puis de la contre-attaque par l’équipe B. Ce mouvement latéral gauche/droite dans le cadre devient la ligne d’intérêt, et toutes les caméras qui seront du mauvais côté seront difficiles à raccorder, car un même joueur qui court vers la gauche sur les caméras du bon côté de la ligne, courra vers la droite si la caméra est de l’autre coté, donc raccord direct impossible.
La ligne d’intérêt en Interview à deux caméras
Dans un tournage à une seule caméra, l’opérateur, qui reste toujours du même côté de la ligne d’intérêt, peut prendre l’habitude de varier les valeurs de plans à chaque question posée par le journaliste en espérant que les coupes seront chanceuses, c’est-à-dire : la première phrase sera dans une valeur de plan et la deuxième dans une autre raccordée plus loin dans la chronologie de l’interview. Malgré tout, le monteur héritera toujours d’un raccord plan sur plan, c’est-à-dire : dans une même valeur de plan. Et il devra masquer la coupe visuelle par un plan de coupe ou d’illustration. Ce qui implique que le même opérateur ramène ces plans d’illustrations supplémentaires, nécessaires au monteur, en produisant des images dans l’environnement de son sujet au moment de l’interview.
Cette ligne d’intérêt est beaucoup plus présente dans les interviews à deux caméras. Elle est déterminée par le regard des protagonistes, l’intervieweur et l’interviewé. Le journaliste reste hors-champ, tête près de l’objectif de la caméra pour orienter le regard du sujet.
Si la caméra C1, en plan serré, est à sa droite, on verra un plan de face du sujet, avec son regard partant légèrement vers la gauche du cadre. Selon cette ligne d’intérêt des regards, on placera les deux caméras d’un seul et même côté, l’une en plan large ou moyen, et l’autre en gros plan ou en serré, pour recueillir les émotions. En outre, ce système facilite les coupes au montage et le dynamise.
Si on plaçait la seconde caméra de l’autre côté de la ligne d’intérêt, elle deviendrait « transgressive », et cette caméra C2 à gauche de la ligne produirait un regard vers la droite du cadre, difficile à raccorder au plan de C1 dont le regard va vers la gauche du cadre… Au montage, c’est une transgression brutale, perturbante pour la fluidité et gênante pour le cerveau humain. La plupart du temps, il vaut mieux adoucir le raccord, le rendre plus « naturel » en choisissant de ne pas franchir cette ligne d’intérêt au tournage à deux caméras, ou alors de le faire en toute intelligence. Car il existe, bien sûr, d’autres trucs pour transgresser de façon « douce ». Mais tout cela se passe au tournage, après quoi le monteur héritera automatiquement des « défauts » ou des « qualités » de la production.
Le raccord dans le mouvement de l’action
L’opérateur de prise de vue doit gérer deux types de mouvements : celui qui a lieu dans le cadre, l’action, et celui de la caméra qui peut se déplacer et recadrer. Le monteur pourra raccorder selon les lignes d’intérêt de l’action (direction dans le cadre) et du dialogue (regard), qui peuvent se croiser et évoluer dans le plan quand la caméra se déplace. Voici donc notre outil de transgression « douce », qui permet de passer de l’autre côté de cette frontière en finesse au montage.
La première transgression douce, que l’œil admet, est le renversement de caméra sur la ligne d’intérêt elle-même. Exemple : deux sujets marchent de face en plan moyen vers la caméra, à la coupe suivante, la caméra se retrouve à 18 sur la ligne et produit un plan plus large où les sujets s’éloignent de dos. L’inversion gauche/droite des personnages (ou objets mobiles) raccorde sans heurt.
La deuxième transgression douce est le fruit du raccord dans le mouvement de l’action. Un sujet vient du fond de l’image à gauche, court vers la droite du cadre en se rapprochant puis change brutalement de direction vers le haut droite cadre ou inversement. Une caméra transgressive, placée de l’autre coté de la ligne d’intérêt déterminée par le mouvement du sujet dans le cadre, pourra être raccordée pile au changement de direction du sujet avec une valeur de plan différente. La direction du mouvement du sujet s’inversera dans le cadre, mais la combinaison du changement de valeur de plan et de la coupe précisément au changement de direction du sujet fonctionne parfaitement pour l’œil et le cerveau humain. On trouve l’application de ce procédé en direct dans les matchs de boxe et les championnats de gymnastique où les acrobates changent rapidement de direction sur le tapis entouré de caméras, rendues transgressives automatiquement par leur répartition à 360 °. Imaginez le casse-tête pour le réalisateur de direct !
Ce type de coupe est également utilisé dans les talk-shows et magazines TV, notamment quand on a trois sujets et plus, et non plus deux. Avec un journaliste au centre de l’image et ses deux invités répartis de part et d’autre, on trouve généralement deux caméras face au journaliste, un plan large et un plan serré/moyen, deux caméras plus latérales à cour et jardin, et enfin une à deux autres caméras dans le décor de l’autre côté des deux lignes d’intérêt produites par les regards des protagonistes. En outre, certaines caméras peuvent être en mouvement. Cela complique le raccord évidemment, et tout l’art consiste à commuter les caméras en direct au bon moment. Pas évident, d’autant qu’il peut être fugace, et nécessite un œil aiguisé et de bons réflexes !
Avec une telle configuration, nous héritons donc de trois lignes d’intérêt : le regard face caméra du présentateur, et ses deux directions de regards gauche et droite cadre vers ses invités. Un simple mouvement de la tête du présentateur pile à la coupe du plan large vers le gros plan par exemple, permettra de passer d’une ligne à l’autre et de se servir des caméras à l’arrière plan en respectant les directions des regards. C’est la seconde application du raccord dans le mouvement de l’action qui permet bien des transgressions en douceur : un petit mouvement suffit… Parfois même un simple changement de direction du regard suffit pour transgresser élégamment. Mais il faut qu’on le sente bien partir avant la coupe et finir sa trajectoire après la coupe d’une valeur de plan dans un autre.
Raccord avec le mouvement de la caméra
On peut aussi utiliser le mouvement de la caméra pour transgresser. Par exemple, prenons un cycliste en plan moyen de profil filant vers la droite du cadre. Sur le plan suivant, on place la caméra sur la ligne d’intérêt, le cycliste est de face en plan large. Il suffit que la caméra bouge et recadre sur sa droite pour laisser filer le cycliste sur la gauche du cadre. Il venait de la gauche et repart à gauche, mais le léger déplacement de la caméra permet au cerveau de garder ses repères dans l’espace de l’image. La caméra en mouvement est très pratique pour transgresser, à condition qu’au montage, l’on ne coupe pas le plan avant qu’il ait croisé la ligne d’intérêt.
Pour finir
Ces « règles » élémentaires au tournage ont toutes pour but de faciliter la vie du monteur et du réalisateur au montage. Dans une narration de fiction ou documentaire/reportage, cette méthode de la ligne d’intérêt permet de fluidifier le montage et donc la lecture de l’histoire. Il est intéressant de constater que dans le montage de clip vidéo de musique, ce sera l’inverse, on n’a que faire de cette géométrie appliquée, il suffira d’utiliser toutes les transgressions « dures » pour faire de l’effet visuel et on préférera les montages plans sur plans rythmiques et les coupes voyantes. Quoi qu’il en soit, tout cela doit être anticipé au tournage.
LA NARRATION
La phase d’exposition
– Le lieu : où
– L’époque : quand
– Les personnages : qui
– Le contexte de l’intrigue, la situation dramatique : quoi et comment
La phase de développement
– Péripéties (fiction).
– Thèse, antithèse (documentaire).
La phase de conclusion
– Dénouement (fiction).
– Synthèse (reportage et documentaire).
Les mouvements de la caméra pour la narration
– Plan fixe : plongée, contreplongée, ou à hauteur du regard.
– Panoramique : la caméra pivote sur son axe latéralement et/ou verticalement.
– Travelling : caméra en mouvement (que les Américains nomment plus simplement « moving camera » ou « motion camera », le terme travelling est une dénomination héritée de la « nouvelle vague » française des années 1960…)
– Zoom : travelling optique.
– Zoom compensé : zoom et travelling.
– La combinaison de tous ces mouvements.
LES OUTILS DE LA NARRATION AU MONTAGE
– Le raccord direct : il accompagne la phrase ou le mouvement du sujet en temps réel en passant d’une valeur à une autre. Ce peut être une sortie/entrée de champ.
– L’ellipse : saut temporel dans le futur proche, qui raccourcit, résume l’action et nous évite les longueurs.
– Le montage parallèle : deux actions simultanées dans deux lieux sont montées alternativement, d’un plan à l’autre, et finissent dans le même décor.
– Le suspense : on fait attendre le spectateur et/ou on l’envoie sur une fausse piste.
– Le climax : temps fort qui peut être une action plus ou moins violente, un moment de tension psychologique, un moment paroxystique. Un climax sera souvent précédé d’un moment plus relax émotionnellement et visuellement pour l’effet de contraste.
– Le flashback/flashforward : saut temporel dans le passé ou le futur.
Article paru pour la première fois dans Moovee #1, p.76/80. Abonnez-vous à Moovee (4 numéros/an) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.