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La vision artistique de Maxine Gervais

INTERVIEW

Publié le 05/02/20

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Maxine Gervais est « Senior Supervising Colorist », elle collabore avec les plus importants réalisateurs et a travaillé sur de nombreux projets ambitieux pour le cinéma, la télévision, la pub. Maxine nous a accordé un entretien exceptionnel ; elle revient sur quelques étapes de sa carrière et donne sa vision artistique et engagée sur son métier d’étalonneuse.

Mediakwest : Comment avez-vous commencé dans l’étalonnage ?
Maxine Gervais : J’ai obtenu mon diplôme de Beaux-Arts à Québec, mais il est difficile aujourd’hui de vivre de la pratique artistique ! Je pratique la peinture et la photographie, mais c’est pour la sculpture que j’ai une véritable passion. C’est pourquoi j’envisageais de me lancer dans l’art cinétique en travaillant avec des robots, mais mes amis m’ont conseillé un domaine qui me permettrait d’appliquer mon art et mes connaissances à une activité plus concrète : les effets visuels.

« L’idée m’a séduite, et j’ai donc suivi une formation privée d’un an et demi pendant laquelle j’ai appris à utiliser les produits Discreet Autodesk. J’ai alors commencé à travailler en tant que freelance en développant petit à petit mon propre réseau de contacts, mais c’était difficile. C’est pourquoi j’ai postulé chez Discreet vers le début des années 2000, qui m’a engagée dans un premier temps pour travailler sur Combustion.

« Après un an, Discreet a acheté la technologie qui a donné naissance à Lustre (étalonnage) et avait donc besoin de former des spécialistes : j’ai donc pris ce train en marche, et Lustre est devenu mon produit de prédilection. C’était la grande époque, ils m’ont envoyée donner des formations dans le monde entier, des États-Unis à l’Inde en passant par l’Europe, où je touchais à tout : assistance technique, démonstrations, salons professionnels…

« J’ai passé cinq ans chez Discreet, et pendant cette période j’ai rencontré beaucoup d’utilisateurs de Lustre, qui appréciaient mon travail. Peter Doyle, notamment, qui travaillait sur ‘Charlie et la chocolaterie’ puis sur ‘Harry Potter’, m’a contactée pour travailler avec lui puisque je connaissais très bien les outils et la technique. C’est ainsi que j’ai rencontré Roger Pratt et fait mes premiers pas comme étalonneuse dans le cinéma !

« C’était très différent à l’époque : tous les rushes étaient numérisés après le tournage, puis chargés dans l’ordinateur. J’ai pu assister à la création d’un film du début à la fin, ce qui pouvait prendre jusqu’à deux ans, et l’argentique occupait encore une place très importante dans le processus. Aujourd’hui, quinze ans plus tard, la technologie a un peu évolué pour ce qui est du son, mais le côté visuel du métier a traversé une véritable révolution.

« Après avoir vécu à Londres pour travailler sur ‘Harry Potter’, je suis rentrée au Québec où j’ai postulé auprès de nombreuses entreprises pour travailler comme étalonneuse, mais personne ne semblait intéressé par mon profil… et c’est alors que j’ai été contactée par Hollywood !

« Avec ‘Harry Potter’ sur mon CV, j’étais un atout majeur pour les producteurs, qui pouvaient attirer plus de financements. J’ai donc rencontré Phil Feiner, qui dirigeait à l’époque Pacific Title, et je suis retournée vivre à Los Angeles où j’ai travaillé sur mes premiers films hollywoodiens, toujours sur Lustre.

« Quand Pacific Title a mis la clé sous la porte (je venais de commencer de travailler avec Albert Hughes sur ‘Le Livre d’Eli’), d’autres studios étaient intéressés par mon profil. J’avais contribué à beaucoup de films de Joel Silver, qui était chez Warner Bros. et qui m’a dit « Viens travailler ici, on va faire plein de films ensemble ! ».

« Moi, je cherchais un environnement dans lequel je pourrais m’épanouir, et puis j’avais un bon rapport avec Joël. J’ai donc été travaillé chez MPI (Warner Bros. Motion Picture Imaging), où tout le monde utilisait Baselight de Filmlight. Ils m’ont proposé de rester sur Lustre, en précisant que ce serait évidemment mieux si je pouvais apprendre Baselight… et il fallait prendre une décision immédiate, parce que le travail avait déjà commencé. J’ai donc appris les bases de Baselight en deux jours, et même si les débuts ont été difficiles – c’est comme apprendre une nouvelle langue ! – je suis rapidement devenue opérationnelle.

« Pour ne rien simplifier, Albert Hughes avait une esthétique très particulière, et l’étalonnage d’un film comme ‘Le Livre d’Eli’ était bien plus complexe que pour une comédie : il y avait notamment beaucoup de compositing, et nous passions énormément de temps sur le film. Albert n’avait jamais encore utilisé l’étalonnage numérique, et moi j’apprenais à utiliser une nouvelle plate-forme, et nous avons donc pu apprendre ensemble. C’est ainsi que j’ai découvert que Baselight était bien plus puissant, et permettait de faire des choses qui étaient impossibles avec Lustre.

« Je suis restée avec MPI pendant six ans, mais je trouvais que mon CV ne se développait pas assez vite. Je commençais même à perdre des clients, car les projets portés par d’autres studios ne voulaient pas toujours envoyer leurs projets chez Warner. Je suis donc passée chez Technicolor, qui m’avait déjà contactée et où je travaille encore aujourd’hui.

« Nous sommes actuellement sur un grand projet, ‘Bienvenue à Marwen’ de Robert Zemeckis, un film incroyable qui a demandé un travail de titan. J’en suis également à mon cinquième projet avec Clint Eastwood, La Mule – ce sera la première fois que je le verrai sur l’écran puisque dans nos films précédents il était uniquement réalisateur –, dans lequel jouera également Bradley Cooper que j’avais rencontré lors de mon travail sur American Sniper. Ce sont mes deux plus grands chantiers en cours, et ils pourraient bien s’illustrer aux Oscars ! Il y a aussi ‘Breakthrough’, produit par Fox 2000, que je terminerai fin octobre.

 

M. : Quel aspect de votre métier vous passionne le plus ?
M. G. : Nous vivons à une époque où notre quotidien peut être très, voire trop, confortable : j’aime faire un métier qui exige sans cesse que je me dépasse, que ce soit en apprenant un nouvel outil, en étant de plus en plus performante, ou en apprenant à communiquer avec un nouveau client. Rien de tel pour rester investie et active ! C’est également un métier qui m’a permis de rester en contact avec mes racines artistiques, puisqu’il y a une véritable collaboration avec le client et je peux lui proposer de nouvelles idées créatives.

 

M. : En France, le directeur photo travaille souvent de très près avec l’étalonneur, ce qui peut être compliqué ; est-ce également votre expérience ?
M. G. : Les contrats indiquent en général un certain nombre de jours où le directeur photo doit travailler sur l’étalonnage, et certains s’en tiennent à ce minimum, tandis que d’autres s’investissent plus, sans contrepartie. J’ai tendance à travailler en très étroite collaboration avec mes réalisateurs et directeurs photo, mais ce qui a changé, c’est leur approche : certains réalisateurs me disent de suivre les instructions du directeur photo avant de leur présenter un premier résultat, mais d’autres – de plus en plus nombreux – considèrent que le tournage est un processus bien distinct, et une fois terminé, ils prennent les choses en main pour ce qui est du montage ou de l’étalonnage. La relation entre le réalisateur et le directeur photo est également très importante, et ce n’est jamais la même dynamique d’un film à l’autre !

 

M. : Travaillez-vous uniquement sur des longs-métrages, ou avez-vous également le temps de faire des films publicitaires, documentaires, ou autres ?
M. G. : Certains de mes clients font appel à moi pour tous leurs projets, par exemple Christian Herrera me confie tous ses clips publicitaires et musicaux. C’est un jeune directeur photo très talentueux, et j’aime investir une partie de mon temps dans ceux qui feront le métier de demain et qui débutent avec des projets plus modestes avant de se lancer dans des longs-métrages. J’ai également quelques projets avec Netflix qui se profilent à l’horizon, mais je ne peux pas encore vous en dire plus.

«  Netflix a beaucoup de moyens et me laisse une grande liberté, et on pourrait dire qu’une série n’est rien d’autre qu’un long film. Je pense que les plates-formes de ce type ont un bel avenir, et je ne suis pas la seule : les réalisateurs et directeurs photo sont également nombreux à alterner entre les studios traditionnels et les nouveaux acteurs sur le marché.

 

M. : Parlons un peu de Baselight : y a-t-il des aspects de l’outil que vous appréciez particulièrement ?
M. G. : FilmLight est très réactif aux demandes de ses clients, et nous avons collaboré très étroitement pendant la postproduction de ‘Black Panther’ : ils sont même venus dans le studio pour parler du logiciel et apporter des modifications sur mesure pour nous, et cette version spéciale de Baselight est ensuite devenue la version officielle. J’apprécie également la rapidité de l’outil et la facilité avec laquelle il est possible de faire du compositing. Baselight est très intuitif et sa structure est très nette et facile à appréhender, un peu comme celle de Photoshop.

« Ce que Photoshop permet et qui pourrait être ajouté dans Baselight, c’est la possibilité de réduire l’affichage des couches : en travaillant sur mes projets, je finis toujours avec tellement de couches que l’écran n’est pas assez haut pour les afficher toutes ! C’est une éventuelle piste d’amélioration, tout comme les fonctions de masques, que j’utilise de plus en plus.

« Mais en dehors de ces deux points, Baselight est un outil extraordinaire avec lequel j’aime beaucoup travailler. De toute évidence, FilmLight met tout en œuvre pour offrir un logiciel qui soit le plus efficace et le plus performant possible.

 

M. : Comment pensez-vous que votre métier évoluera dans les prochaines années ?
M. G. : Ce qui est intéressant, c’est de comparer la télévision et le cinéma : il n’y a pas beaucoup de marge de progression dans les salles obscures, à plus forte raison après tous les efforts déployés pour le passage au numérique. En revanche, la télévision présente un énorme potentiel de croissance, par exemple pour la réalité virtuelle : l’augmentation de la demande s’accompagne toujours d’une augmentation de la qualité, et peut-être que je commencerai à étalonner des expériences de VR – qui sont encore d’assez mauvaise qualité à l’heure actuelle.

« Dans le monde de la postproduction, c’est l’étalonnage des images qui a le plus changé au cours des 15 dernières années, loin devant le montage ou le son. Les coloristes doivent donc toujours apprendre de nouveaux outils et de nouvelles compétences pour rester à la pointe de leur métier.

« À mon avis, c’est dans le divertissement à domicile que nous verrons le plus de changement, et la HDR deviendra probablement la norme. Le Blu-ray sera rapidement aussi dépassé que le VHS l’est aujourd’hui ! J’espère tout de même que la technologie atteindra un plateau, ne serait-ce que temporairement, pour que nous autres coloristes puissions respirer un peu. Mais au fond, le cœur du métier ne change pas : nous collaborons toujours avec les créateurs pour traduire leur vision en images et en couleurs.

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #29, p.92/93.