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Crowdfunding et production, les nouveaux enjeux
PARTICIPATIF
Publié le 05/07/20
Rédigé par Alice Bonhomme
Le crowdfunding, ou financement participatif, existe depuis longtemps dans les pays anglo-saxons… Il connaît cependant un renouveau et un regain d’activité depuis une dizaine d’années pour trouver des solutions de financement par des voies alternatives… Les montants des campagnes récoltés deviennent de plus en plus exponentiels et le secteur se professionnalise. À tel point que certains producteurs n’hésitent plus à y recourir et à les inclure dans leurs plans de financements.
Une agence de communication nouvellement créée se démarque sur le marché en se spécialisant dans le crowdfunding et dans la stratégie digitale pour les médias et les projets audiovisuels ou cinématographiques. Nous avons rencontré Paul Saïsset, l’un des deux fondateurs de l’agence Sans Tête. Il a notamment fait partie de l’aventure du film Paris est à nous, racheté par Netflix. Il s’est occupé entre autres du financement participatif, mais a aussi participé à l’écriture du scénario.
Parti de l’impulsion d’une bande d’amis qui se faisaient une autre idée du cinéma et de la capitale, le tournage a duré quatre ans dans Paris, à la volée et de manière épisodique sans aucun financement. La somme récoltée provenant du crowdfunding a ensuite servi à la postproduction du film. Il nous livre son point de vue sur l’avenir de la production et les liens à créer avec la communication et les campagnes de crowdfunding…
Moovee : Tout d’abord, qu’est-ce qui vous a amené au secteur de l’audiovisuel ?
Paul Saïsset : J’ai fait un master de recherche en sciences sociales. Partir en thèse ensuite me paraissait trop abstrait. J’avais envie de faire du documentaire. J’ai trouvé une place en production télé en faisant du développement de projets. Cela n’a pas été une période très joyeuse de ma vie ! Il fallait faire des sujets très rapidement et de manière très formatée. Les profils choisis par ces sociétés de production sont plutôt des gens qui sortent de Sciences Po… Cette expérience m’a permis de rencontrer beaucoup de monde dont toute une succession de personnes qui avaient des projets de qualité, mais pas de financement pour pouvoir les réaliser car ils ne correspondaient pas aux cases prédéfinies des diffuseurs.
M : C’est suite à cela que vous vous êtes orienté vers le crowdfunding ?
P. S. : Oui, ma première expérience de financement participatif fut pour le projet d’une monteuse. Son documentaire était autour de la méditation. Il y a un vrai public sur ce thème en France. Tout restait à faire, il n’y avait aucune communauté en ligne existante. Nous avons pu récolter 45 000 euros… C’est cette expérience qui a donné l’idée ensuite de faire un crowdfunding pour Paris est à nous qui a connu l’histoire que l’on sait. J’étais ami avec la réalisatrice Elisabeth Vogler et toute l’équipe. Nous avons pu récolter 91 500 euros auprès de 2 000 personnes environ.
J’attribue ce succès essentiellement à notre vidéo de présentation. Elle expliquait l’intention du film. C’était à la fois un manifeste pour un appel aux dons et quelque chose qui montrait comment nous allions faire le film. Cela avait l’intelligence de faire l’aller-retour entre les deux. Nous expliquions que nous n’avions ni le temps, ni l’argent car il fallait capter l’après Bataclan, le fait que les policiers étaient partout depuis, ou presque. La population s’était habituée à une certaine tension dans Paris depuis ces événements. Nous voulions tourner dans la rue, toujours en mouvement et en équipe technique réduite…
Laurent Rochette était producteur principal avec Olivier Capelli en coproduction. Laurent Rochette travaille pour 21 Juin Cinéma. Il est spécialiste des films au tournage spécifique. Il a un côté punk. Cela ne l’effraie pas de récupérer des choses qui ne vont pas passer par le système d’aides publiques. Il a un talent particulier pour gérer ce type de projet. Paris est à nous était un film qui n’était pas écrit à l’avance. Olivier Capelli, lui, a produit Déter qui a reçu le Grand Prix du Jury dans la catégorie du Court-Métrage Français au Festival Premiers Plans à Angers il y a deux ans, en 2018.
M : Le film a reçu un énorme « buzz » à l’époque…
P. S. : Il y a eu un buzz autour de la vidéo pour le crowdfunding ! Beaucoup de médias s’y sont intéressés comme C à Vous. Pour les producteurs, les 90 000 euros récoltés par la campagne de financements participatifs étaient suffisant. C’est très fort d’avoir produit ce long-métrage juste avec cette somme. Avec la multiplication des plates-formes maintenant, c’est plus facile. Tout le monde produit de la vidéo. Être producteur vidéo devient répandu. L’industrie audiovisuelle est en train de se paupériser. Les gens du cinéma classique ne sont pas prêts à cela. Nous parlons d’une industrie lourde face à des artisans ! Laurent et Olivier ont ce savoir-faire d’artisan.
Beaucoup de boîtes ou agences que j’ai rencontrées sont de plus en plus « agiles », c’est un vocabulaire de startupper. Une équipe « agile » est une équipe capable de produire différemment, de s’adapter à son environnement, au marché. Par exemple, elle peut passer d’un matériel lourd à un autre plus petit pour ses tournages.
M : Vous vous êtes formé tout seul, sur le terrain…
P. S. : Paris est à nous est l’expérience qui m’a vraiment mis le pieds à l’étrier. Ce fut une expérience formatrice car elle ne se limitait pas au crowdfunding du projet. Cela allait plus loin… Il y avait tout un travail de communication. Je me suis même retrouvé à m’occuper un peu de la diffusion et de la communication du film sur Netflix. Je pense que les producteurs ont à s’emparer de la communication de leur film. C’est l’avenir. Le crowdfunding amène une communauté dès la réalisation du film.
Après le succès de notre campagne et sa médiatisation, beaucoup de diffuseurs nous ont appelés. Mais certains proposaient la sortie du film en salles uniquement dans Paris. Ils étaient persuadés que cela ne pouvait toucher qu’un public parisien. Or, les statistiques sur notre groupe Facebook montraient que les personnes qui « likaient » la page venaient de partout en France.
Par souci de cohérence avec notre communauté, nous avons préféré Netflix pour diffuser le film. C’était un choix assumé, celui d’aller vers les gens, vers le public auquel nous avions principalement envie de nous adresser : les jeunes entre 16 et 35 ans. La fréquentation des salles correspond à une population vieillissante. Je fais partie de la génération qui a regardé Le Parrain sur un écran 13 pouces et cela ne m’a jamais dérangé !
M : À partir du moment où Netflix est entré dans le projet, sont-ils intervenus sur la postproduction et la finalité du film en général ?
P. S. : Nous avons été très libres pour la postproduction. Netflix, ce ne sont pas des producteurs. C’est comme une grande surface, c’est un grand étalage. La vente libre en France se fait au supermarché… Nous ne pouvons pas demander à Netflix d’avoir une ligne éditoriale. Ils ont la série Stranger Things à haute valeur ajoutée qui leur sert de vitrine pour leur image et peuvent se payer un Scorsese, mais cela s’arrête là.
Les producteurs doivent se saisir de la communication de plus en plus en amont de leur film. Le distributeur Jour2Fête propose un business différent. Leurs films marchent bien car ils font émerger un projet d’accompagnement proche du film. À Ivry par exemple, le dernier film de François Ruffin, J’veux du soleil ! a été projeté dans la salle des fêtes ! C’est un distributeur qui se spécialise davantage. La force de frappe est incroyable. Les plus beaux succès demeurent ceux où la production a mis le nez dans la communication. Pour les contenus Netflix, cela se fait souvent dans leur dos ou parallèlement sans l’accord préalable de la plate-forme…
M : Vous pensez à quelque chose en particulier ?
P. S. : Je peux citer deux exemples. La série norvégienne historique Vikings a été rachetée par Netflix. Sur la plate-forme, la série n’était pas beaucoup mise en avant. La production a dépensé de l’argent pour faire de la publicité sur Facebook et elle a ciblé les États américains où il y avait une présence d’une communauté scandinave. La publicité a très bien fonctionné et les algorithmes de Netflix ont fait remonter le programme en haut des suggestions. Netflix a même fini par les inviter à faire une suite…
Le deuxième exemple, c’est le film Banlieusards de Kery James. À la base, c’est un rappeur respecté, un peu à la old school et ancien membre du groupe Mafia K’1 Fry. Son film a réalisé plus de 2,6 millions de vues en une semaine sur la plate-forme, ce qui en a fait l’un des films avec le plus gros score d’audience sur 2019. Kery James avait en parallèle fait un duo avec Orelsan, À qui la faute ? où il parle de réussir lorsqu’il vient de la banlieue et des difficultés liées à faire son film (« Je voulais faire un film. Je l’ai fait. Je n’ai pas attendu Canal+, je n’ai pas attendu le CNC », ndlr). Le clip du duo entre les deux rappeurs se termine par l’annonce du film et sa date de mise en ligne sur Netflix. Ces deux exemples montrent qu’il faut gérer la communication depuis la production.
M : Fin 2019, vous avez créé l’agence Sans Tête avec votre associé Jean-Christophe Parant. Comment vous êtes-vous rencontrés?
P. S. : J’ai été contacté pour faire une campagne de crowdfunding pour le documentaire La (très) grande évasion de Denis Robert et Yannick Kergoat sur l’évasion fiscale. Denis Robert est journaliste d’enquête et a notamment travaillé sur l’affaire Clearstream. Yannick Kergoat a entre autres réalisé Les Chiens de garde avec Gilles Balbastre qui s’intéresse aux liens entre journalistes et politique. Le film est inspiré du livre du même nom, de Serge Halimi, directeur du Monde diplomatique. Yannick Kergoat et Denis Robert sont des personnes qui ont déjà leur propre notoriété. Nous avons récolté 160 000 euros pour environ 4 500 donateurs.
C’est par l’intermédiaire de ce projet que j’ai rencontré Jean-Christophe puisqu’il nous a aidés pour la publicité du film sur Facebook. Il a aussi travaillé sur l’émission télé #Datagueule pour France 4 et YouTube. C’est un format court en motion design qui met en scène des chiffres autour de questions de société type philanthropie capitaliste, niches fiscales ou encore la surenchère des ultra-riches pour la reconstruction de Notre-Dame…
Il a également accompagné la mise en ligne du média Disclose qui est un média d’investigations et à la fois une ONG. Ils se sont en partie fait connaître récemment car ils ont été interrogés par la DGSI au sujet d’un de leurs articles démontrant le rôle de la France dans la vente d’armes qui tuaient des civils au Yémen pendant la guerre. Enfin, il a levé des fonds pour Le Media qui parle d’actualité sur YouTube et est proche de La France insoumise.
M : Deux associés complémentaires… Comment travaillez-vous ensemble ?
P. S. : Tout à fait complémentaires. Jean-Christophe vient plus du journalisme. Il a une expérience en web marketing, en régie pub, en publicité digitale pour YouTube ou en bannière publicitaire sur Google… Il sait cibler des audiences précises à un moindre coût. C’est très efficace.
Il s’est occupé de la communication sur le Montreux Comedy Festival. Il a donné l’idée de lancer une chaîne YouTube et ils sont passés de 16 000 à un million d’abonnés !
Moi je viens plutôt du cinéma. Ma formation en sciences sociales m’apporte plus de rapidité pour comprendre par quel biais nous pourrions passer pour fédérer une communauté et toucher un maximum de personnes. Le crowdfunding est plus du marketing que de la sociologie. Il est souvent pétri de préjugés et de préconceptions qui indiquent comment tel ou tel projet pourrait être reçu.
J’interviens environ deux mois avant le lancement d’une campagne. Je m’occupe plus de la conception qui va déterminer les concepts, l’identité et donner de la forme aux contenus diffusés ensuite. Jean-Christophe travaille à peu près deux semaines avant la mise en ligne de la campagne pour tout ce qui est web-design. Nous co-écrivons la vidéo de présentation qui est notre outil principal.
La vidéo est le format royal aujourd’hui. C’est la première entrée sur une page de crowdfunding. Elle doit répondre à toutes ces questions : Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi ? Comment ? Pourquoi maintenant ? C’est un manifeste en fait ! Après, pourquoi il y a « buzz » ou non, c’est quelque chose que nous ne maîtrisons jamais complètement…
M : Quels projets accompagnez-vous en ce moment ?
P. S. : Nous ne faisons pas que du crowdfunding. Un des autres outils puissants utilisé au sein de l’agence Sans Tête est aussi la promotion digitale. C’est ce que nous faisons pour le documentaire Cyril contre Goliath de Cyril Montana et Thomas Bornot (sortie prévue en salles le 22 avril 2020, ndlr). Il a aussi été « crowdfundé » par d’autres à la base. Ils ont compris l’importance de créer une communauté en avance. C’est quelque chose qui va se développer. Les équipes vont acquérir plus de maturité et comprendre le potentiel de ces outils. Cela va devenir un business plan et une communication intégrée.
Nous nous sommes engagés à suivre également Street Press. C’est un site d’infos pure player (tout en ligne, ndlr) dont nous accompagnons la transition vers le membership. L’accès aux articles est gratuit mais ils sensibilisent leurs lecteurs pour faire des donations afin que le média puisse continuer d’exister et rester gratuit.
Notre savoir-faire, c’est de développer une communauté, comment la faire grandir et comment l’impliquer, créer une sorte de petit média et publier régulièrement du contenu. C’est ce qui nous intéresse. Nous n’avons rien à apporter à Libération ou Les Échos… Ce n’est pas notre compétence. Nous travaillons enfin pour Freaks On qui sera une plate-forme de streaming de films de genre et d’horreur. Le crowdfunding débutera en juin prochain… avis aux amateurs !
M : Quelles plates-formes utilisez-vous ? Quelles sont leurs spécificités ?
P. S. : Je n’ai jamais utilisé Ulule, mais parce que je n’en ai pas eu l’occasion. C’est un public plus geeks orienté jeux de société et jeux de rôle. Elle est la plate-forme la plus connue avec KissKissBankBank en Europe. Ce sont elles qui possèdent le marché sur le territoire européen. Elles sont de plus haut niveau. Les outils sont plus précis en termes de stats et d’analytics. Elles ont des bureaux en France pour coacher les gens. Elles ont une politique d’accompagnement.
Kickstarter est très internationale et la plate-forme la moins connue en France. Elle a plus une approche de fondation artistique. Ils mettent en avant leurs projets de théâtre, danse ou d’art. Ils ne font aucun accompagnement. Il y a une personne à Bruxelles pour s’occuper de toute l’Europe. Kickstarter est pourtant passée dans le langage courant puisque nous disons : « tu kickstartes an idea » !
M : Votre ambition pour Sans Tête ?
P. S. : De rester dans un univers cohérent entre cinéma, médias et audiovisuel au sens large : formats web, podcasts, jeux vidéo…
M : Un type de projets que vous accompagnez ?
P. S. : Nous étudions tout, mais nous prenons des projets qui ont a priori le potentiel de récolter des sommes allant de 30 000 à 40 000 euros minimum. Nos tarifs dépendent de la taille du projet et de la collecte sur laquelle nous prenons un pourcentage. Nous choisissons naturellement les projets auxquels nous croyons avant tout…
SOUMETTRE VOS PROJETS
Les imbrications entre production et communication semblent plus que jamais cruciales pour faire exister un projet, un film… Le crowdfunding, point de rencontre entre communication et production, reste éminemment lié à de nouvelles manières de s’engager pour le citoyen. À l’heure d’une perte de confiance générale en nos institutions politiques, le financement participatif apparaît comme un nouveau terrain propice pour soutenir un projet qui trouve sens envers le donateur. Il est lié aux valeurs intrinsèques qui fondent chaque individu.
Le crowdfunding permet de financer des projets aux sujets sensibles, dans tous les sens du terme. Il devient alors un formidable outil démocratique qu’il faut saluer. Le pouvoir au peuple, pour le peuple… et par le crowdfunding ! Pour soumettre vos projets ou pour une demande de renseignements : hello@sanstete.com